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FANTOMAS MEDIA

FANTOMAS  MEDIA
26 mai 2013

"Le point aveugle de la singularité ne peut être approché que singulièrement"

vangogh

 

Vous venez de parler de l'indifférence du public. Mais, dans votre article, vous alliez plus loin... Vous disiez à peu près : "les consommateurs ont raison puisque la majeure partie de l'art contemporain est nulle". Peut-on traiter d'art à travers sa "majeure partie" ? S'il y a de l'art, il est plutôt dans cette partie que vous négligez, sa "mineure partie".

Je suis d'accord, mais de la singularité, il n'y a rien à dire. Je vois en ce moment la masse d'écrits qui paraissent sur Bacon. Pour moi, c'est égal à zéro. Tous ces commentaires me paraissent une forme de dilution à l'usage du milieu esthétique. Quelle peut être la fonction de ce type d'objets dans une culture au sens fort ? On ne va pas revenir aux sociétés primitives, mais dans les cultures anthropologiques, il n'existe pas d'objet qui échappe à un circuit global soit d'usage soit d'interprétation... Une singularité, ça ne se propage pas en termes de communication. Ou alors, dans un circuit tellement réduit qu'elle n'est plus qu'un fétiche. Dans les sociétés classiques aussi, le circuit de circulation des objets symboliques étaient restreint. Une classe se partageait l'univers symbolique, sans y attacher d'ailleurs une extrême importance, mais on ne prétendait pas y intégrer le reste du monde. Aujourd'hui, on voudrait que tout le monde accède à cet univers, mais en quoi change-t-il la vie ? Quelle énergie nouvelle suscite-t-il ? Quel est son enjeu ? Dans le monde esthétique, la superstructure est tellement écrasante que personne n'a plus de rapport direct, brutal avec les objets ou les événements. Impossible de faire le vide. On ne fait que partager la valeur des choses, non leur forme. L'objet lui-même, dans sa forme secrète, ce pour quoi il est celui-là, est rarement atteint. La forme, c'est quoi ?

Quelque chose qui est au-delà de la valeur et que je cherche à atteindre à la faveur d'une sorte de vide où l'objet, l'événement ont une chance d'émettre avec une intensité maximale. Ce à quoi je m'en prends, c'est à l'esthétique : cette valeur ajoutée, ce faire-valoir culturel derrière lequel la valeur propre disparaît. On ne sait plus où est l'objet. N'existent que les discours autour ou les regards accumulés qui finissent par créer une aura artificielle... [...] Bacon est officiellement consommé en tant que signe, même si, individuellement, chacun peut essayer d'effectuer une opération de singularisation pour retourner au secret de l'exception qu'il représente. Mais, aujourd'hui, il en faut du travail pour passer à travers le système d'enseignement et de prise d'otages par les signes ! Pour retrouver ce point d'aparition de la forme - qui est en même temps le point de disparition de tout cet habillage... Le point aveugle de la singularité ne peut être approché que singulièrement. C'est contraire au système de la culture qui est un système de transit, de transition, de transparence. Et la culture, je n'en ai rien à faire. Tout ce qui peut arriver de négatif à la culture, je trouve ça très bien.


Jean BAUDRILLARD, Le complot de l'art, sens & tonka

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30 octobre 2012

Uccello

L’Oiseau devint vieux, et personne ne comprenait plus ses tableaux. On n’y voyait qu’une confusion de courbes. On ne reconnaissait plus ni la terre, ni les plantes, ni les animaux, ni les hommes. Depuis de longues années, il travaillait à son oeuvre suprême, qu’il cachait à tous les yeux. Elle devait embrasser toutes ses recherches, et elle en était l’image dans sa conception. C’était saint Thomas incrédule, tentant la plaie du Christ. Uccello termina son tableau à quatre-vingts ans. Il fit venir Donatello, et le découvrit pieusement devant lui. Et Donatello s’écria : "O Paolo, recouvre ton tableau !" L’Oiseau interrogea le grand sculpteur : mais il ne voulut dire autre chose. De sorte qu’Uccello connut qu’il avait accompli le miracle. Mais Donatello n’avait vu qu’un fouillis de lignes.

Et quelques années plus tard, on trouva Paolo Uccello mort d’épuisement sur son grabat. Son visage était rayonnant de rides. Ses yeux étaient fixés sur le mystère révélé. Il tenait dans sa main strictement refermée un petit rond de parchemin couvert d’entrelacements qui allaient du centre à la circonférence et qui retournaient de la circonférence au centre.

 

Marcel Schwob, Vies imaginaires.

9 mars 2012

"accepter sans défaillance le mystère de notre vie"

À côté du hasard son frère le mystère. L'athéisme - en tout cas le mien - conduit nécessairement à accepter l'inexplicable. Tout notre univers est mystère.

Puisque je refuse de faire intervenir une divinité organisatrice, dont l'action me paraît encore plus mystérieuse que le mystère, il me reste à vivre dans une certaine ténèbre. Je l'accepte. Aucune explication, même la plus simple, ne vaut pour tous. Entre les deux mystères, j'ai choisi le mien, car il préserve au moins ma liberté morale.

On me dit : et la science ? Ne cherche-t-elle pas, par d'autres voies, à réduire le mystère qui nous entoure ?

Peut-être. Mais la science ne m'intéresse pas. Elle me semble prétentieuse, analytique et superficielle. Elle ignore le rêve, le hasard, le rire, le sentiment et la contradiction, toutes choses qui me sont précieuses. Un personnage de La Voie lactée disait : "Ma haine de la science de mon mépris de la technologie m'amèneront, finalement, à cette absurde croyance en Dieu." Il n'en est rien. En ce qui me concerne c'est même tout à fait impossible. J'ai choisi ma place, elle est dans le mystère. Il me reste à le respecter.

La furie de comprendre et par conséquent de rapetisser, de médiocriser - toute ma vie on m'a harcelé de questions imbéciles : pourquoi ceci ? Pourquoi cela  - est un des malheurs de notre nature. Serions-nous capables de remettre notre destin au hasard et d'accepter sans défaillance le mystère de notre vie, un certain bonheur pourrait être proche, assez semblable à l'innocence.

[...]

Si les quelques pages qui précèdent paraissent confuses et ennuyeuses, j'en demande pardon. Ces réflexions font partie de la vie, tout comme les détails frivoles.

Je ne suis pas philosophe, n'ayant jamais possédé la capacité d'abstraction. Si certains esprits philosophiques, ou qui se croient tels, sourient en me lisant, eh bien je suis heureux de leur avoir fat passer un bon moment. C'est un peu comme si je me retrouvais au collège des Jésuites de Saragosse. Le professeur montre un élève du doigt et lui dit : "Réfutez-moi Bunuel !" Et c'est l'affaire de deux minutes.

 

Luis Bunuel, Mon dernier soupir, Éditions Robert Laffont, 1994.

9 mars 2012

le "pathos du liant" (Prigent)

En qualifiant de "fantasmatique" la théorie mimologique, je ne prétends pas désigner une "fausseté" toute relative et qui n'est nullement de notre propos, mais simplement connoter le rôle essentiel que joue dans la pensée mimologique, exemple caractérisé de wishful thinking, un système complexe et plus ou moins conscient de désirs, disons de prédilections à satisfaire : substantialisme (refus de l'abstraction), attachement - souvent observé ici - aux éléments les plus "concrets" de la langue, sons et vocables, sémantèmes plutôt que morphèmes, noms plutôt que verbes, noms propres plutôt que noms communs; besoin de valorisation (refus de la neutralité), qui fait constamment prendre parti, préférer ceci ou cela, une langue à une autre, les voyelles aux consonnes, les consonnes aux voyelles, l'ordo rectus ou le rectus ordo, le masculin ou le féminin, quitte à sans cesse équilibrer la valorisation première d'une contre-valorisation compensatoire en privilégiant ce que l'on défavorise; instinct de motivation (refus de la gratuité, horreur du vide sémantique), qui ne supporte de signifiance que "nécessaire", justifiée et comme innocentée par quelque relation naturelle entre ses termes; goût dominant enfin de l'analogie (refus de la différence), qui oriente irrésistiblement, et comme en toute évidence, cette recherche de "justesse" vers l'espèce bien particulière qu'en est la justification par ressemblance. Nous avons reconnu ensemble la difficulté effective de concevoir un autre mode de motivation (1) mais le mouvement spontané et caractéristique du désir cratylien est bien de ne pas même l'essayer, et d'aller droit à son objet; autre glissement constant (nous l'avons rencontré, par exemple, chez Proust, chez Leiris, à l'instant chez Jespersen), parallèle ou plutôt convergent, celui qui attribue tout spontanément à la mimologie ce qui relève de la motivation indirecte : étymologie fantaisiste, association lexicale. Ce parti pris de la ressemblance est proprement le noyau de la pensée cratylienne, où il n'est peut-être pas trop aventuré d'entendre quelques résonances bien connues de la psychanalyse : thème "oedipien" de l'indifférenciation utérine, thème "narcissique" de la relation en miroir - qui fait du mimologisme une spéculation au double sens du mot -, et, en termes lacaniens, fuite du symbolique et refuge dans l'imaginaire.

 

Gérard Genette, Mimologiques - voyage en Cratylie - Éditions du Seuil, collection "Poétique", 1976.

 

1. Le seul exemple rencontré, encore tout hypothétique, d'une relation métonymique entre signifié et signifiant, c'est l'explication, selon Jackobson, de la labiale de mama par le mouvement de succion de la tétée ("Pourquoi papa et maman", Langage enfantin et Aphasie) : selon cette hypothèse, le nom de la mère ne ressemblerait pas à la mère, mais proviendrait d'elle selon un rapport de cause à effet. Quant à la relation synecdochique (la partie symbole du tout), chère à Coleridge et au symbolisme romantique, elle ne semble avoir inspiré aucune spéculation proprement linguistique. Dommage : la rêverie serait plaisante, du mot comme membre et microcosme de la chose.

29 août 2011

Et, à propos de littérature...

Et, à propos de littérature, il n'est pas une chose que j'ignore à ce sujet. Ç'a toujours été ma marotte. Encore enfant, j'ai composé des poèmes et des récits très travaillés. Je n'ai jamais volé de pêches dans la serre chaude du propriétaire russe dont mon père était l'intendant. Je n'ai jamais enterré de chats vivants. Je n'ai jamais tordu le bras de mes compagnons de jeu plus faibles que moi ; mais, comme je l'ai dit, je composais des poèmes abstrus et des récits remarquables, avec une terrible finalité et sans aucune raison, pamphlets contre des connaissances de ma famille. Mais je n'écrivais pas ces récits, et je n'en parlais à personne. Pas un jour ne passait sans que je fisse quelque mensonge. Je mentais comme le rossignol chante, extatiquement, oublieux de moi-même ; me réjouissant de la nouvelle harmonie vitale que je créais. Pour ces doux mensonges, ma mère me donnait un coup sur l'oreille, et mon père me flanquait des raclées avec une cravache qui avait été un nerf de boeuf. Cela ne me décourageait le moins du monde ; au contraire, cela favorisait plutôt le vol de mes chimères. Avec une oreille sourde et les fesses brûlantes, je me couchais sur le ventre dans l'herbe touffue du verger, et je sifflais et je rêvais.

À l'école, j'avais invariablement la plus mauvaise note en composition russe, parce que j'avais une façon bien à moi d'accomoder les classiques russes et étrangers ; c'est ainsi, par exemple, que, racontant "à ma manière" le sujet d'Othello (qui m'était, sachez-le, parfaitement familier), je faisais du Maure un sceptique et de Desdémone une infidèle.

Un révolver vint en ma possession ; et je traçais souvent à la craie, sur les troncs des trembles, dans le bois, d'affreux visages blancs et hurlants, sur lesquels je tirais, à tour de rôle.

J'aimais, j'aime encore à donner aux mots une allure gauche et niaise, à les lier par le mariage burlesque du calembour, à les mettre à l'envers, à tomber sur eux à l'improviste. Que fais ce ver dans souverain ? Ce pou dans épouse ? Comment Dieu et le Malin se combinent-ils pour montrer la lune à midi ?

 

Vladimir Nabokov, La méprise, trad. Marcel Stora, Gallimard.

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29 août 2011

des singularités concrètes en mouvement

La démarche de l'écrivain, celle du cinéaste et celle de l'ethnographe ne se confondent pas mais sont animées toutes trois par un souci d'extrême précision. Il n'existe pour elles que des singularités concrètes en mouvement. Aussi les mots, comme les images, ne peuvent être interchangeables. Mais cette exigence du détail et ce sens non de la définition mais de la modulation ne sont jamais acquis. Ils sont un acte de résistance permanente contre la violence de la généralisation et de l'abstraction (mais non de la théorie). Aussi conviendra-t-il pour moi de proscrire absolument le langage uniformisant du type , du bloc ou de la masse, du genre "l'esprit japonais" ou l'"âme japonaises", et pour le lecteur de restituer des guillemets et d'ouvrir des parenthèses chaque fois que sera écrit - le moins souvent possible - le "Japon", les "Japonais", la "société japonaise".

 

[...]

 

C'est notamment dans les ratés de la sursocialisation imposée que transparaît une tendance de la société consistant à substituer un mythe à la réalité et à inventer des stratégies visant à masquer des rapports de domination (dans la mémoire du passé colonial, dans la relation aux États-Unis, entre les hommes et les femmes). Ce que j'observe est le mythe, le rite, la politesse et son corollaire (des formes ludiques de décompensation). Mais je n'ai pas accès à ce qu'ils dissimulent. La littérature et le cinéma vont alors agir comme des contrepoints à la visibilité de la surface. Ils vont permettre de faire émerger du non-dit et du non-montré. Ils vont créer de l'adversité.

Approcher l'archiper par sa littérature, diversifiée à l'extrême et aujourd'hui d'une rare vitalité, me semble s'imposer. Les écrivains eux aussi sont étrangers à leur société. "Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère", note Marcel Proust dans Contre Sainte-Beuve alors qu'Ôe Kenzaburô estime quant à lui que "la littérature est nécessairement une contestation de la culture". Les textes littéraires qui ont retenu mon attention ne disent pas du tout ce qui m'a été donné à voir. Mettant en question les conventions, ce sont des textes de refus, de rejet, parfois de réaction aux flambées d'occidentalisation, mais le plus souvent de révolte contre l'ordre social et familial. Ils constituent une incitation à ne pas céder aux simplifications.

 

François Laplantine, Tokyo, ville flottante, Stock, 2010.

21 juin 2011

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature

19 mai 2011

un "livre des masques" d'un genre nouveau.

à ne pas manquer, chaque mercredi, les Curiœsités de Georgie de Saint-Maur ("portraits d'écrivains injustement oubliés"), sur le site des désormais incontournables Éditions de l'Abat-Jour :

http://www.editionsdelabatjour.com/pages/Les_Curioesites_de_Georgie_de_SaintMaur-5140654.html

 

19 février 2011

La fleur de barbe - ひげの花

dubuffet

As-tu cueilli
La fleur de barbe
Sur la mi-côte
C'est le printemps et voici
Que la barbe reverdit
S'en tisse le fil un lundi
A la fin de la semaine
S'embarbe tout le pays

Jean Dubuffet, La Fleur de Barbe, 1960

摘んだかい
ひげの花を
山の中腹で
春が来た
そしてまたひげがよみがえる
月曜日にひげの糸をつむぐ
一週間が終わって
国がすべてひげになる

ジャン・デュビュッフェ 「ひげの花」 1960年
訳:22いもうぶん

29 janvier 2011

"Cette capacité peu commune de muer en terrain de jeu le pire désert" (Leiris)

klee

"Nous serions plutôt portés à croire que l'idée de maladie doit être associée à une incapacité de faire acte de création" (Dubuffet)

--

Le lecteur consentira, je l'espère, à envisager la création dans son acception la plus large, sans l'enfermer dans les limites d'une création réussie ou reconnue, mais bien plutôt en la considérant comme la coloration de toute attitude face à la réalité extérieure.

Il s'agit avant tout d'un mode créatif de perception qui donne à l'individu le sentiment que la vie vaut la peine d'être vécue ; ce qui s'oppose à un tel mode de perception, c'est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s'ajuster et s'adapter. La soumission entraîne chez l'individu un sentiment de futilité, associé à l'idée que rien n'a d'importance. Ce peut être même un réel supplice pour certains êtres que d'avoir fait l'expérience d'une vie créative juste assez pour s'apercevoir que la plupart du temps, ils vivent de manière non créative, comme s'ils étaient pris dans la créativité de quelqu'un d'autre ou dans celle d'une machine.

Cette seconde manière de vivre dans le monde doit être tenue pour une maladie, au sens psychiatrique du terme. Tout compte fait, notre théorie présuppose que vivre créativement témoigne d'une bonne santé et que la soumission constitue, elle, une base mauvaise de l'existence.

D. W. Winnicott, Jeu et réalité, 1971, trad. par Claude Monot et J-B Pontalis (Gallimard).

(Note : Quelle meilleure invitation à lire le dernier livre de Pierre Ménard,  reprenant les ateliers d'écriture de sa Marelle : Comment écrire au quotidien ?
http://www.publie.net/fr/ebook/9782814503656/comment-%C3%A9crire-au-quotidien
Pierre Ménard que je tiens à remercier pour sa générosité et aussi car il a été le premier à soutenir Fantomas Media.)

5 janvier 2011

"cette inadéquation traitée en beauté"

JEAN_DUBUFFET

(Dubuffet)

Je reprends une autre conséquence que vous tirez de cette référence au réel. Vous citez Ponge ("l'objet de notre émotion placé en abyme ...") pour en venir à la question du sujet (celui qui écrit ou dit) : "sujet hors-de-lui, happé (= inspiration ?) par l'abyme innommé". Je saisis le départ : le sujet affronté (c'est une expérience) au vide, au rien ("indigence, inadéquation, manque, jeu", "j'ai su l'indigence des noms devant la faim des choses", écrivez-vous), mais le résultat quel est-il ? Que devient le sujet par le travail de l'écriture poétique ? Quels effets pour le sujet produit "cette difficulté = nommer le réel" ? Autrement dit, le sujet se décline, écrire ayant des effets subjectifs (tout à fait réels). Je précise : soit, le sujet hors-de-lui, happé, mais de par le travail poétique que deviennent ce "hors-de-lui", ce "happé" qui l'entraînent dans "l'abyme innommé" ? Écrire produit quel effet, pour vous, poète en tant que sujet ?

Puisque vous parlez de Ponge, un petit détour par cette oeuvre, pour répondre un peu de biais... Dans la bibliothèque poétique française, Ponge, dit-on couramment, est le poète des objets (le cageot, la bougie, l'huître...). Certes, son livre le plus connu s'intitule Le Parti-pris des choses. Mais les objets ne sont pas les choses. Si les textes de Ponge vont au devant de l'objectivité des choses, c'est selon moi moins pour faire advenir au langage la matérialité placide et la mutité des objets du monde que pour affronter et traiter ce que leur altérité objective oppose aux pouvoirs de la représentation (et, plus généralement, à la possibilité du symbolique). Autrement dit, Ponge est le poète de ce que les choses rétives (c'est-à-dire le monde, la nature : la natura rerum de son modèle Lucrèce) objectent au langage des hommes. Ponge est le poète de la distance des choses et de leur engendrement poétique à même une langue que leur distance force à l'étrangeté (au hors-sens). C'est à mon sens la raison pour laquelle la langue relativement lisse, stable et pacifique et les formes closes du Parti-pris des choses se sont plus tard déchirées, sériellement rythmées et précipitées dans les multiples états d'un brouillon infini et inquiet - au temps de La Rage de l'Expression. Car les objets qui mobilisent l'émotion (l'afflux du monde sensible) et qui tentent l'effort au style (la rage de l'expression), s'il faut d'abord, comme dit Ponge, les placer "en abyme", c'est qu'il faut reconnaître leur radicale séparation et l'inadéquation de la langue à leur objectivité insensée. Alors surgit la poésie, résonnant de cette inadéquation traitée en beauté : dans la beauté obscure, étrangère et impérieusement formalisée de la recréation d'un autre monde, posé en face du monde muet. Toute une vision (violente, raisonnée, passionnée) du monde, de la langue, de leur éternelle altercation se fonde là. C'est évidemment une leçon pour toute poétique, un gros os à ronger pour toute tentative de lecture critique, un point de passage obligé pour qui s'inquiète de ce qu'il en est de la... littérature.

Des écrits qui naissent de cet effort, Ponge dit : "petites réussites d'expression", "objeux" de quoi il y a à se "réjouir". L'objectif est selon lui de "donner à jouir à l'esprit humain". C'est que Ponge faisait volontiers son Epicure. Profondément souvent (dans son rapport passionné à Lucrèce). Mais parfois aussi au sens plat d'un carpe diem minimal. Peut-être y avait-il là un peu de volontariste hygiéniste, un humanisme un peu exagérément rationnel-savonné. Et le dernier Ponge, du coup, s'échoue dans la cour gaullienne du "Louvre du parler" ou sur la piazza pompidolienne du Centre Beaubourg, à faire les petits châteaux de sable paternalisto-nationalistes vers quoi son pathos du refus du pathos, sa vocation à l'objectivité et son déni du souci ontologique devaient bien le conduire (on peut inviter quelques jeunes poètes post-objectivistes d'aujourd'hui à méditer cette leçon). Car le sujet qui se décline à partir de l'expérience de l'innommable (ça pourrait se dire l'inconscient, aussi - dont Ponge, justement, ne voulait pas entendre parler, ou entendre qu'il parle), le sujet qui se laisse ainsi happer par son propre "hors-de-lui" - ce sujet n'est pas un sujet tranquille et ce qu'il décline a à voir avec ce qui le fait décliner vers sa propre étrangéïté à soi-même et au monde. Que dire, alors - sauf à faire simplement de l'expérience poétique une sorte de culture maniaque du malaise ? A quels "effets subjectifs-réels", oui, a-t-on alors affaire ? Je n'en sais trop rien, n'écrivant ni pour me laisser "happer" (mais il y a dans la bibliothèque des traces de cet abandon terrible à la psychose : Nerval, Artaud, plusieurs auteurs de l'art dit "brut"), ni pour refouler la puissance du décentrement qui nous happe - et regardant avec pas mal d'ahurissement se jouer sans cesse l'alternance de l'abandon et du refoulement ("regardant", d'ailleurs, ne va pas: "je", par ça, est plus regardé que regardant, "je" est gardé à vue et contraint par ce ça qui, à tous les sens, le regarde). Le tout est de jouer ("fort, da" ?) l'alternance. La formalisation (c'est-à-dire l'accès à l'a-pathie) des procédures stylistiques est le matériau et le code de ce jeu. Et peut-être pourrait-on dire que l'effet "subjectif" a quelque chose à voir avec une procédure... homéopathique (telle celle du fort-da, justement, non ?) : je, écrivant, rejoue, minusculée, extrojectée et en partie dés-affectée, l'expérience de la perte du monde ; dans ce re-jeu dosé, il la déjoue, la refait (comme on dit en argot) et, dans une certaine mesure, s'en guérit. Voire en jouit.

Christian Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n'écris pas, entretiens avec Hervé Castanet, Cadex.

8 décembre 2010

encore un joli programme

Je n'ai jamais écrit un mot, un seul, par méchanceté. Cela a toujours été bien autre chose : malice, raillerie, horreur de l'étalage, de la niaiserie, des faiseurs de grandes phrases et de grands sentiments, et extrême plaisirs à montrer leur comédie.

Paul Léautaud, Journal littéraire.

19 novembre 2010

"Baudelaire n'a su s'engager dans aucune de ces voies."

Dans la société féodale, jouir de ses loisirs - être exempt de travail - constituait un privilège. Privilège, non seulement de fait mais de droit. Les choses n'en sont plus là dans la société bourgeoise. La société féodale pouvait d'autant plus aisément reconnaître le privilège du loisir à certains d'entre ses membres qu'elle disposait des moyens d'anoblir cette attitude, voire de la transfigurer. La vie de la cour et la vie contemplative faisaient comme deux moules dans lesquels les loisirs du grand seigneur, du prélat et du guerrier pouvaient être coulés. Ces attitudes, celle de la représentation aussi bien que celle de la dévotion, convenaient au poète de cette société, et son oeuvre les justifiait. En écrivant, le poète garde un contact, au moins indirect, avec la religion ou avec la cour, ou bien avec les deux. (Voltaire, le premier des littérateurs en vue, qui rompt délibérément avec l'Eglise, se ménage une retraite auprès du roi de Prusse.)

Dans la société féodale, les loisirs du poète sont un privilège reconnu. Par contre, une fois la bourgeoisie au pouvoir, le poète se trouve être le désoeuvré, l"oisif" par excellence. Cette situation n'a pas été sans provoquer un désarroi notable. Nombreuses furent les tentatives d'y échapper. Les talents qui se sentaient le plus à l'aise dans leur vocation de poète prirent le plus grand essor : Lamartine, Victor Hugo se trouvaient comme investis d'une dignité toute nouvelle. C'étaient en quelque sorte les prêtres laïques de la bourgeoisie. D'autres - Béranger, Pierre Dupont - se contentaient de solliciter le concours de la mélodie facile pour assurer leur popularité. D'autres encore, dont Barbier, firent leur cause du quatrième état. D'autres enfin, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, se réfugièrent dans l'art pour l'art.

Baudelaire n'a su s'engager dans aucune de ces voies. C'est ce qui a été si bien dit par Valéry dans cette fameuse Situation de Baudelaire où on lit : "Le problème de Baudelaire devait se poser ainsi : être un grand poète, mais n'être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, en face de ce problème, prit le parti de le porter devant le public. Son existence oisive, dépourvue d'identité sociale, il prit le parti de l'afficher ; il se fit une enseigne de son isolement social : il devint flâneur. Ici comme pour toutes les attitudes essentielles de Baudelaire, il paraît impossible et vain de départir ce qu'elles comportaient de gratuit et de nécessaire, de choisi et de subi, d'artifice et de naturel. En l'espèce, cet enchevêtrement tient à ce que Baudelaire éleva l'oisiveté au rang d'une méthode de travail, de sa méthode à lui. On sait bien qu'en des périodes de sa vie il ne connut pour ainsi dire pas de table de travail. C'est en flânant qu'il fit, et surtout qu'il remania interminablement ses vers.

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures
Les persiennes, abri des secrètes luxures,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m'exercer seuls à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Walter Benjamin, Sur Baudelaire.

3 octobre 2010

Obstruction

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13 juillet 2010

Récatonpilu

RECATONPILU
ou
le jeu du poulet

pour Nicolas

Si tu veux apprendre
des mots inconnus
récapitulons,
récatonpilu.

Si tu veux connaître
des jeux imprévus,
locomotivons,
locomotivu.

Mais les jeux parfaits
sont les plus connus :
jouons au poulet.

Je suis le renard
je cours après toi
plus loin que ma vie.

Comme tu vas vite !
Si je m'essoufflais !
Si je m'arrêtais !

Jean Tardieu, L'accent grave et l'accent aigu, Gallimard.

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