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FANTOMAS MEDIA
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26 décembre 2005

Mai.

kertesz1

Bien sûr, ces magiques pavés étaient moins efficaces que jamais stratégiquement, et tous les Malraux qui affirmaient que les tanks eussent emporté la rue Gay-Lussac bien plus vite que la gendarmerie mobile avaient raison. Mais c'est par cette mise en jeu symbolique que le soulèvement de Paris rouge en mai 1968 put mettre le feu - comme juillet 1789, comme juillet 1830, comme février 1848 - non plus à la seule Europe cette fois mais à toute la planète, de Tokyo à Mexico, ce que les étudiants de Berkeley n'avaient pas pu faire, faute justement d'ancrage historique. Les insurgés parisiens surent pourtant éviter les séductions archaïques et les pièges du romantisme. Ils ne prirent pas d'assaut les commissariats, ils ne pillèrent pas les armureries ni ne tentèrent d'investir les bâtiments du pouvoir (on se souvient de l'étonnement des journalistes quand les manifestants passaient devant le Palais-Bourbon comme sans le voir). Ce n'est pas seulement  par juste évaluation du rapport de forces : nul doute que si des balles étaient venues se mêler aux pavés et aux cocktails curieusement dénommés "Molotov", on aurait vu jusqu'où pouvait aller l'humanisme du préfet Grimaud et l'esprit républicain de ces généraux qui avaient gagné leurs étoiles, comme Lamoricière, comme Cavaignac, en Algérie. Le massacre n'eut pas lieu parce que Mai 68 était la première révolution moderne : elle n'avait pas pour but la prise du pouvoir. Informée de tous les désastres du siècle, elle s'est déroulée sur le mode d'une défaite programmée, dont on n'a pas fini d'évaluer les effets dévastateurs sur le vieux monde. Aucun des dispositifs de la domination n'a pu fonctionner après Mai comme avant.

[...]

Ceux qui se félicitent de voir aujourd'hui la ville si calme, engluée dans le continuum du temps bergsonien de la domination et de l'ennui, pourraient se trouver un jour bien étonnés. Mieux que toute autre, l'histoire de Paris rouge illustre la remarque de Benjamin que le temps des opprimés est par nature discontinu. Au cours des combats de juillet 1830, des témoins concordants et stupéfaits affirment qu'en plusieurs endroits de Paris les insurgés faisaient feu sur les horloges des monuments.

Eric HAZAN, L'invention de Paris - il n'y a pas de pas perdus, Le Seuil, 2002.

(pour Ophélie)

photo : Andre Kertesz

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