Couper le cordon (2)
La
plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception
du dix-huitième siècle relative à la morale. La nature fut prise dans
ce temps-là comme base, source et type de tout bien et de tout beau
possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose
dans l'aveuglement général de cette époque. Si toutefois nous
consentons à en référer simplement au fait visible; à l'expérience de
tous les âges et à la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature
n'enseigne rien, ou presque rien, c'est-à-dire qu'elle contraint
l'homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que
mal, contre les hostilités de l'atmosphère. C'est elle aussi qui pousse
l'homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le
torturer; car, sitôt que nous sortons de l'ordre des nécessités et des
besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que
la nature ne peut conseiller que le crime. C'est cette infaillible
nature qui a créé le parricide et l'anthropophagie, et mille autres
abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer.
C'est la philosophie (je parle de la bonne), c'est la religion qui nous
ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui
n'est pas autre chose que la voix de notre intérêt) nous commande de
les assommer. Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes
les actions et les désirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien
que d'affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la
raison et du calcul. Le crime, dont l'animal humain a puisé le goût
dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au
contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu'il a fallu, dans tous
les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour
l'enseigner à l'humanité animalisée, et que l'homme, seul, eût été
impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement,
par fatalité; le bien est toujours le produit d'un art. Tout ce que je
dis de la nature comme mauvaise conseillère en matière de morale, et de
la raison comme véritable rédemptrice et réformatrice, peut être
transporté dans l'ordre du beau. Je suis ainsi conduit à regarder la
parure comme un des signes de la noblesse primitive de l'âme humaine.
Les races que notre civilisation, confuse et pervertie, traite
volontiers de sauvages, avec un orgueil et une fatuité tout à fait
risibles, comprennent, aussi bien que l'enfant, la haute spiritualité
de la toilette. Le sauvage et le baby témoignent, par leur aspiration
naïve vers le brillant, vers les plumages bariolés, les étoffes
chatoyantes, vers la majesté superlative des formes artificielles, de
leur dégoût pour le réel, et prouvent ainsi, à leur insu,
l'immatérialité de leur âme. Malheur à celui qui, comme Louis XV (qui
fut non le produit d'une vraie civilisation, mais d'une récurrence de
barbarie) pousse la dépravation jusqu'à ne plus goûter que la simple
nature!
Charles Baudelaire, Le Peintre le la vie moderne, "Eloge du maquillage" (extrait). On peut lire le texte intégral ici : http://www.columbia.edu/itc/french/blix/3334/texts/peintre_vie_moderne.htm
Il n'est pas interdit de prendre des notes.