La sainte immaturité.
Vous
qui etes artiste, essayez d'eviter l'expression de vous-memes. Ne
faites pas confiance a vos propres paroles. Mefiez-vous de votre foi et
ne croyez pas a vos sentiments. Degagez-vous de votre apparence et
redoutez toutes exteriorisation autant que l'oiseau redoute le serpent.
En
effet (mais je ne sais si ma bouche peut parler de ces choses) un
postulat errone veut qu'un homme soit bien defini, c'est-a-dire
inebranlable dans ses ideaux, categorique dans ses declarations, assure
dans son ideologie, ferme dans ses gouts, responsable de ses paroles et
des ses actes, installe une fois pour toute dans sa maniere d'etre.
Mais regardez bien comme un tel postulat est chimerique. Notre element,
c'est l'eternelle immaturite. Ce que nous pensons ou sentons
aujourd'hui sera fatalement une sottise pour nos
arriere-petits-enfants. Mieux vaudrait donc accepter dans tout cela des
maintenant la part de sottise que revelera l'avenir. Et cette force qui
vous contraint a vous definir trop tot n'est pas, comme vous le pensez,
d'origine
entierement humaine. Nous nous rendrons compte bientot que le plus
important n'est plus de mourir pour des idees, des styles, des theses,
des slogans, des croyances, ni de s'enfermer en eux et de se bloquer,
mais bien de reculer un peu et de prendre ses distances avec tout ce
qui nous arrive.
Un tournant. Je pressens (mais je ne sais si je puis deja le reveler) que bientot viendra le moment du Grand Tournant. Le fils de la terre comprendra qu'il ne s'exprime pas en accord avec sa nature profonde, mais dans une forme artificielle qui lui est douloureusement imposee du dehors, soit par les hommes, soit par les circonstances. Il en viendra donc a avoir peur et honte de sa forme, alors que jadis il la reverait et s'en glorifiait. Nous nous mettrons bientot a redouter notre personne et notre personnalite en discernant qu'elles ne sont pas pleinement notres. Et au lieu de meugler : "Voila ce que je crois, voila ce que je sens, voila ce que je suis, voila ce que je soutiens", nous dirons avec humilite : "Quelque chose en moi a parle, agi, pense..." Le poete inspire aura honte de ses chants. Le chef tremblera devant ses propres ordres. Le pretre aura peur de l'autel et la mere inculquera a son enfant non seulement ses principes, mais aussi l'art de les tourner, afin qu'ils ne l'etouffent pas. La route sera longue et penible. De nos jours des peuples entiers savent, au meme titre que les individus, fort bien organiser leur vie psychique et ils sont tres capables de creer des styles, croyances, principes, ideaux, sentiments selon leur desir et en fonction de leur interet immediat ; mais ils ne peuvent vivre sans style ; et nous ne savons pas encore comment defendre notre fraicheur intime contre le demon de l'ordre. Il faudra de grandes inventions, des coups puissants assenes sur la cuirasse de la Forme par des mains nues, il faudra une ruse inouie et une reelle honnetete de pensee, et un extreme affinement de l'intelligence, pour que l'homme, debarasse de sa raideur, puisse concilier en lui la forme et l'absence de forme, la loi et l'anarchie, la maturite et la sainte immaturite.
Mais avant que cela n'arrive, dites-moi : a votre avis, les duchesses sont-elles meilleures que les bons-chretiens? Et aimez-vous les avaler confortablement, bien assis, installes dans un fauteil d'osier sur la veranda, ou preferez-vous vous livrer a cette occupation a l'ombre d'un arbre, prendant que toutes les parties de votre corps sont rafraichies par une brise legere? [...]
Witold Gombrowicz, Ferdydurke. (trad. Georges Sedir)